Rêve circa 2020 de Blaise Dupuy d'Angeac
Chair de Poule // Goosebumps: Prix du Public
C’est un bateau qui flotte dans le noir absolu. Plus que la nuit, c’est une obscurité, une nuit de tous les sens.
Voilà ce que je sais : je suis debout, dans une gondole, à ramer. je suis debout, dans une gondole, à ramer. Oui, oui, rien qu’en me le rappelant, en me le répétant, j’arrive à sentir plus de détails, à remplir le néant.
Sous mes pieds nus, je sens la courbure du canot, les stries du bois, le rebond du canotage et la tension musculaire associée à la flexion de mes jambes. Aucune autre pensée n’existe.
Ici, tout ce qui peut vivre…
…demeure en apnée.
En levant un peu la tête je remarque un début de lumière, un semblant de couleur dans le ciel. Genre nébuleuse, éclaboussures couleur chair. Il y’a une lumière cachée derrière une immense masse noire, aux nuances aile-de-corbeau. Alors que ma vue s’habitue à l’obscurité, j’arrive à deviner les crêtes de cette masse montagneuse dont les rivages semblent à un gros kilomètre d’ici. Il faut une concentration énorme pour distinguer le moindre truc, dans cet endroit. Dès que j’arrête d’y penser, les formes et les mots se dissolvent entre ma tête et le dehors.
Aussi bien, ça pourrait être une vague colossale,
condamnée à ne jamais s’abattre, là où le temps s’est arrêté.
Je préfère laisser mon attention dériver ailleurs. Ça se fait naturellement, vers le clapotement timide de l’eau sur la coque de mon bateau. Flic, floc, flic, floc. A force d’écouter ce bruit, il me donne l’impression de se dédoubler, comme sorti d’une mauvaise stéréo.
Non, en fait, c’est un autre bateau derrière moi. Dans un coin de mon regard, un angle mort. J’aurais pu passer à côté, ses mouvements sont presque parfaitement calqués sur les miens. Deux fois, pour voir, je plante ma pagaie dans l’eau, histoire de distinguer la latence qui sépare les gestes de l’autre bateleur des miens. Presque imperceptible, mais c’est bien là.
Comme si je le savais avant de l’avoir constaté, ça ne m'inquiète pas. D’habitude j’ai peur pour pas grand-chose, alors… je me dis que ne pas avoir peur au mauvais moment devrait m’effrayer. Je tente de tourner la tête, fébrilement, mais j'acquiers en cours de rotation la conviction mystérieuse que je m’en fous.
“Pourquoi se retourner ? Tu t’en fous !” dit une voix dans ma tête.
Hhhmm ! Absolument, c’est vrai que je m’en fous
Et puis, sans comprendre pourquoi ni à qui je m’adresse, je dis : “Regarde !”, mais ça n’est pas moi qui ai décidé de le dire. C’est sorti de ma bouche, avec ma voix, comme si c’était essentiel que je m’adresse à la personne derrière moi.
Juste après ce mot, un filet lumineux jaillit du néant, se faufile dans le ciel, comme provoqué par la rupture même du silence. Un rais lumineux, une anguille géante, azur et aigue-marine découpe dans la longueur le voile d’obscurité qui enveloppait tout, comme un voile de soie aux rebords enflammés.
La nuit se découvre peu à peu, précisément, le long et autour de sa trajectoire. D’autres salves d’anguilles boréales suivent, comme un banc de poissons peureux. Une profondeur immense se dévoile sur leur passage dans le ciel. La nuit se laisse totalement déshabiller, par lacérations successives en reflétant plus d’étoiles qu’il m’est donné d’en concevoir.
Je ne sais pas exactement où on est, je cherche l’odeur de sel ou de la rosée, rien. Sans repérer précisément de ligne d’horizon je commence à accepter qu’on est en train de ramer dans l’espace, une espèce de rien liquide.
Sans le relief imposant, qui ne ressemble plus à une montagne ni une vague mais à un astéroïde, derrière moi, c’aurait été plus clair encore. Pourtant, j’ai beau essayer de me retourner mais ça ne marche pas, mes mots manquent à nommer ce qui se passe derrière moi, alors je ne peux pas le voir : je me tourne, j’ai l’impression de me tourner, mais le monde tourne avec moi. J’ai beau bouger, je resterai immobile.
Borné.
Dans ce silence d’asphyxie, le grincement des lattes de mon canot me rapproche davantage de mon corps, de ces sensations contradictoires, me les fait ressentir avec plus de réalité. La pirogue, en craquant, se contracte avec moi. À la fois, je sais que je suis anxieux, mais une force en moi m'empêche de ressentir pleinement cette sensation. Je me sens dépossédé de mon corps.
C’est pas grave, je m’allonge dans le canot. C’est agréable. Il faut lâcher l’affaire. Le jeu de lumière reprend aussitôt. Le spectacle s’intensifie, les anguilles de lumière deviennent les langues, les ongles et les ailes de bestioles gigantesques, des cascades et leurs cimes diaphanes aux couleurs superposées de l’aube, du jour et du crépuscule.
Leurs dimensions m’ont fait oublier à nouveau que j’étais là, quelqu’un qui existe et assiste au spectacle.
Contrairement aux anguilles, ces animaux de lumière ne s’enfuient pas vers un autre ciel mais restent là le temps de me laisser comprendre.
Je suis tellement petit en comparaison…
Que je ne devrais pas exister
Le temps s’est arrêté pendant un moment. mais voilà comment il a repris : une petite pensée intrusive de rien du tout.
Le mot “Aurore boréale” est apparu dans ma tête. Il m’a distrait. Je me suis dit, “c’est vrai que ça y ressemble”. De là, une chaîne de pensées se tresse : On doit être près d’un pôle. En plein milieu de l’océan. Où sont mes chaussures ? Je n’ai pas de quoi m’habiller… Plus je cède à l’idée de concevoir mon corps, sa fragilité, les risques qui le compromettent, plus je veux rentrer chez moi. J’oublie tout, je veux rentrer chez moi.
À mesure que l’angoisse des petits bobos s’installe, le spectacle de lumière s’estompe… Les serpents du ciel et leur monde de vitesse, d’autres temps, d’autres espaces que le mien s’effacent, s’enfuient. Il ne reste qu’un silence sourd, un écho spectral.
La nuit.
Lentement.
Retourne.
Au.
Silence.
C’est beau, si on veut. Ça en ferait pâlir pas mal, mais ça me parait quand même étroit. Après l’avoir vue depuis les yeux des espaces infinis, plus que jamais je me sens…
Borné.
Mon partenaire en retrait n’a pas parlé une seule fois, n’a pas réagi autrement qu’en m’imitant avec une extrême minutie jusque dans la maladresse, les décalages. Malgré ce silence qui normalement n’existe pas, sans acouphènes, ni aucun parasite, je ne l’ai pas entendu produire le moindre son, ni guttural, respiratoire. Rien. Les lattes de sa coque n’ont gémi sous aucun poids. Contre tout effort de ma part, il est resté dans le coin de mon regard. Un écho. Cette personne, ou plutôt cette présence, qui aurait dû m’effrayer, c’était ma Mort. Elle m’accompagnait voir un miracle en chef d’orchestre, à la seule condition que, pas une seconde, je ne m’autorise à la redouter ; ni elle, ni une seule de ses émanations.